Thomas Wok sortit du ministère en sifflotant, son attaché-case à la main. Content d’être en avance, le haut fonctionnaire alla acheter un bouquet de fleurs à sa femme, et décida que le soir même, il l’emmènerait au restaurant. Par la suite, ils finiraient tranquillement la soirée chez eux. Les enfants dormant chez sa belle-mère, ils seraient seuls.
Thomas imaginait déjà le feu crépitant dans la cheminée de leur appartement cossu, et visualisait presque sa femme en tenue affriolante, quand un crissement de freins tout proche détourna son attention de cette vision divine.
Deux hommes encagoulés sortirent de la berline aux vitres teintées qui venait de s’arrêter à sa hauteur, et ils le firent monter à bord du véhicule sous la menace de pistolets. Il n’opposa aucune résistance, et fut bien plus incrédule que terrifié. Que pouvaient bien lui vouloir ces types ?
— Madame Wok ?
— Oui ? Qui est à l’appareil ?
— Écoutez-moi attentivement, je ne me répéterai pas. Moi et mes gars, on a kidnappé votre mari. Si vous appelez la police, on le découpe en morceaux et on vous les envoie par la Poste, nierk, nierk, nierk. Vous avez vingt-quatre heures pour réunir la somme de cent mille euros. Je vous recontacte bientôt pour vous dire où déposer le fric.
— Mais…
Tut tut tut…
— Allo, maman ?
— Oh, la fifille à sa môman ! Qu’est-ce qui t’arrive, ma choupinette ? Si c’est à propos des enfants, ils vont bien et…
— Nan, maman, écoute…
— Oui, oui, je sais, la petite a des médicaments à prendre et…
— Maman ! Je viens d’avoir un coup de fil ! Thomas a été enlevé et on me réclame une rançon !
— Ah ! Je vois ! Bon, je couche les enfants et je m’en occupe.
— Ouf ! Merci maman !
Marie-Jeanne-Adélaïde sortit de la chambre de ses petits-enfants. Elle les avait mis au lit en prétextant un jeu, et endormis en plaçant ses mains sur leur front.
Elle redescendit au rez-de-chaussée et se planta devant sa psyché. Elle arracha son tablier bleu orné de roses. Dessous apparut un costume moulant, qui épousait à merveille les plis de sa peau flétrie par les ans. Il était d’une couleur bleu nuit, un top avec jupe assortie. Elle porta les mains à son cou et ôta la broche ornant son écharpe épaisse, qui se déploya en une cape rouge cascadant dans son dos.
Elle enleva le nœud rose qu’elle avait dans les cheveux, rangea soigneusement ses lunettes dans leur étui, après les avoir essuyées, termina la tasse de thé vert qu’elle s’était préparée avant que sa fille ne l’appelle. Enfin, elle revint s’admirer dans la glace.
Elle inspira profondément et fit appel à ses pouvoirs. Elle ressembla vite à un ballon de baudruche qu’on gonflait : sa peau se raffermit et des muscles impressionnants se révélèrent, les rides disparurent de son visage, qui reprit le teint et la sculpturale beauté de la vingtaine, et les deux courgettes qui ornaient sa poitrine se transformèrent en obus à faire baver le plus chaste des moines. Entre ses seins, le célèbre sigle « SG » scintillait de mille feux. Non pas « Stargate », comme pourraient le croire les jeunes générations, mais bien « Super Galbée », oui, oui, elle-même, la seule et l’unique !
Dès qu’elle mit un pied dans la rue, Super Galbée se retrouva entourée de mâles comme surgis du néant. L’instinct masculin du chasseur, sans doute…
Elle soupira. C’était chaque fois pareil dès qu’elle partait en mission ! Le problème, c’est qu’elle ne se transformait que pour son boulot d’héroïne… Du coup, pas le temps de faire joujou avec les mâles ! Dure vie que celle de super-héroïne aux inébranlables principes moraux.
Elle lança son poing vers le ciel et décolla aussi sec, poursuivie par les cris de dépit de ses admirateurs frustrés. Grâce à sa super-vitesse, il ne lui fallut que trente secondes pour rejoindre l’entrée du ministère. Sans prêter attention au planton qui s’accrocha à sa cheville, subjugué, elle huma l’air avec son super-odorat.
Ah, voilà, ça y était ! Elle venait de sentir les traces des effluves de son gendre. Mélange caractéristique de déodorant à la vanille et d’after-shave à la menthe… Tiens, il avait mangé des frites à midi. Elle suivit la piste en mode super-vitesse, après avoir shooté dans le planton qui alla s’encastrer dans un mur, de l’autre côté de la rue.
Dix minutes plus tard, elle s’arrêta, pas même essoufflée et le brushing intact, et observa sa cible : un entrepôt qui semblait abandonné sur les docks. Mais sa super-vision lui apprit que trois hommes s’y trouvaient, deux armés et l’air patibulaire, et un dernier ligoté à une chaise. Son cher gendre, Thomas !
Comme elle trouvait que défoncer la porte faisait vulgaire, elle en tourna la poignée et entra.
Les deux malfrats, passe-montagne sur la tête, se tournèrent aussitôt dans sa direction en pointant leur arme sur elle. Elle se contenta de poser les poings sur ses hanches, tandis qu’une légère brise sortie de nulle part vint faire voleter langoureusement ses superbes cheveux soyeux.
Il n’en fallut pas plus pour qu’ils basculent dans la folie. Ils se tournèrent l’un vers l’autre et se mitraillèrent mutuellement en s’apostrophant violemment :
— Je l’ai vue le premier !
— Non, c’est moi ! Et puis t’es marié !
— Et alors ? Même ma maîtresse l’ignore !
— C’est pas une raison… arghh !
— Bien fait ! Prends ça dans ta gueu… couic !
Super Galbée enjamba les cadavres et libéra un Thomas qui ne s’était jamais vraiment cru en danger, connaissant sa belle-mère.
— Bonjour belle-maman, lui dit-il d’un ton enjoué en lui faisant la bise. Désolé pour le dérangement !
— Bah, ce n’est rien.
— Pendant que j’y pense, dit-il en fouillant dans la poche intérieure de sa veste, j’ai réussi à avoir les places que vous vouliez pour le concert de Michel Sardou à Bercy.
— Oh, comme c’est gentil, vous êtes un ange ! Depuis le temps que je rêvais de voir mon idole sur scène !
— Tout le plaisir est pour moi, conclut-il en jetant un œil sur sa montre. Ouf, il n’est pas trop tard pour le restaurant…et le reste, ajouta-t-il in petto.