Minos

Chapitre X : l’Enkar

-télécharger le PDF-


Les trois mois suivants le retour du Valieri à Drisaelia, aucune autre sortie en mer ne fut organisée, sauf pour des manœuvres menées par Telmas, soucieux que l’équipage soit à l’apogée de sa forme.
Minos y prenait parfois part, mais passait également beaucoup de temps avec Belalian. Tous deux restaient très secrets concernant ces entrevues, qui avaient lieu loin de tous les regards. Comme il n’avait que peu à faire concernant la gestion de son village, Tertté étant un excellent administrateur, il passait également des heures à participer à des manœuvres militaires auprès des troupes de l’île.
Enfin, les Conseils des chefs pirates lui prenaient aussi de son temps. Avec l’arrivée des frégates et la redistribution des navires, c’était toute l’organisation de leur petit monde qui avait été à revoir. Ils avaient fait en sorte de ne plus mélanger leurs activités légales, la pêche, et la piraterie : il aurait été beaucoup trop dangereux pour eux que des pêcheurs soient arraisonnés par un navire étatique et qu’on y découvre des armes.
De ce fait, les non-combattants se chargeaient désormais de la pêche, et les combattants s’occupaient de l’acheminer vers les principaux ports marchands encore libres. Pour des raisons de sécurité, ils ralliaient ces ports tous ensemble, et il était désormais devenu courant de voir accoster des dizaines de navires en même temps : il leur fallait deux à trois jours pour tous arriver, ils faisaient escale une semaine environ et repartaient.
Ils avaient en outre des espions et des points de ralliement dans ces ports, afin de pallier à toute mauvaise surprise et être capable d’anticiper d’éventuelles attaques. Les points de ralliements leur servaient à se retrouver entre eux, et des chefs en profitaient parfois pour tenir des réunions.
Après ce qui était arrivé avec les mages Latcherine, le comportement de Carolas changea du tout au tout. Fini l’Aiger discret et bien obéissant, essayant laborieusement de tenir son rang de pirate, caché dans l’ombre de Telmas. Il marchait désormais la tête haute et semblait sûr de lui et de ce qu’il devait faire.
Certains pirates avaient toujours aimé se moquer de lui, dès que Telmas n’était pas à ses côtés. Ils apprirent à leurs dépens que le nouveau Carolas savait se servir de ses poings, et ils n’oublièrent pas cette leçon. Les chefs pirates Aiger commencèrent à lui demander conseil, ce qui ne manqua pas d’interloquer les autres ethnies présentes sur l’île, les Seitrans en premier lieu. C’était comme s’il s’était conféré une autorité que personne n’osait remettre en cause.
Quand des Aiger vinrent lui demander de régler leurs litiges, il improvisa un lit de justice et rendit ses verdicts. Les plaignants s’inclinèrent devant sa volonté et lui manifestèrent un profond respect. En fin de compte, tous les Aiger passèrent par lui pour résoudre leurs problèmes. On aurait dit qu’il était devenu le roi des Aiger sur Drisaelia.
Il alla jusqu’à critiquer le comportement de certains de ses congénères, violents sans raison, ivrognes, fainéants ou lâches, les traitant de tous les noms, les maudissant et leur déclarant qu’ils n’étaient pas dignes d’être les serviteurs de Raieuc, l’omnipotent dieu de son peuple. Il ordonna que tous les Aiger tiennent leur rang de guerriers pétris d’honneur.
Néanmoins, il ne faisait peser cette arrogance toute nouvelle que sur les Aiger, et s’exprimait avec déférence avec tout autre, qu’il fut homme ou femme, chef ou miséreux. Même s’il n’hésitait plus à donner son avis, y compris quand il n’était pas demandé, il s’inclinait de bonne grâce quand il n’était pas écouté.
Il passa également beaucoup de temps avec Minos et Parnos, désireux de se perfectionner une lame à la main mais aussi en matière de stratégie militaire. Tous deux se firent un devoir de lui apprendre tout ce qu’ils pouvaient : Minos parce qu’après ce que Carolas avait fait sur l’île des mages, il ne pouvait plus rien lui refuser (et n’en aurait jamais eu idée), et Parnos parce qu’il avait deviné les projets de l’Aiger.

Quand les armées d’Isenn avaient envahi les royaumes, dix ans plus tôt, une bonne moitié nord du royaume de Lul était tombé entre ses mains. Malgré tous les efforts du roi Darssé, aucun pouce de terrain ne put être regagné. Au contraire, les défenseurs locaux furent peu à peu repoussés vers le sud, vers la capitale, Balkna. Même si les progrès ennemis étaient lents, comparés aux avancées des premiers jours de la guerre, il paraissait inéluctable que Lul finirait par tomber, tout comme les autres royaumes qui tentaient encore de résister.
Avec l’invasion, toutes les plaines céréalières du centre du pays furent perdues. Les Luliens durent alors se tourner vers les produits de la mer pour assurer leur subsistance. C’est ainsi que se développa la pêche.
Les pêcheurs trouvèrent d’abord place dans le Quartier Commercial de la capitale. Mais nombre d’entre eux étaient querelleurs et avaient le vin mauvais, et les troubles qui s’ensuivirent firent que Darssé fit créer un Quartier spécialement pour eux, où ils seraient cantonnés quand ils seraient à terre : le Quartier Maritime, blotti entre le Quartier Commercial et les Bas Quartiers. Dès que ce nouveau Quartier fut ceint, comme les autres, par de grandes murailles imposantes, la garde royale se mit à y faire des patrouilles pour maintenir l’ordre. Las ! Elles y étaient autant les bienvenues que dans les Bas Quartiers, et Darssé dut là aussi la laisser devenir une zone de non-droit, après y avoir perdu des dizaines de patrouilles.
Le roi de Lul ne pouvait en effet pas se permettre de trop se mettre les marins à dos, car sans eux, son peuple mourrait de faim. Une autre conséquence du développement maritime avait été l’apparition de la piraterie, menée par des chefs tels que Plaevoo le Requin, Jagtroll le Fort ou Wintrop le Rusé. Face aux appels à l’aide des royaumes voisins pour lutter contre ce nouveau fléau et à l’absence de bois dans Lul, les grandes forêts se trouvant dans la zone occupée du pays, Darssé avait du se contenter d’envoyer des hommes et des biens à ses alliés. Il n’avait pas les moyens de monter une flotte.
Ainsi, en plus de la guerre terrestre menée contre Isenn, les pays du sud de Dilats durent en mener une deuxième, maritime celle-là, et tout aussi dramatique car elle les affaiblissait d’autant. Les pirates, eux, se moquaient bien de qui ils attaquaient, pourvu que leur activité reste lucrative, or elle ne l’avait jamais été autant qu’en ces temps agités.
Un matin, au milieu du printemps, une certaine agitation s’empara soudain des remparts sud de la ville : les gardes royaux venaient en effet de repérer à l’horizon des petites taches de couleur à l’aide de leurs longues-vues , ce qui leur indiqua qu’à coup sûr, d’ici la nuit, toute une flottille de pêcheurs serait rentrée au port. C’était devenu une sorte de rituel immuable : le premiers navires visibles en appelaient d’autres, les appelaient en fait tous, et leur départ se ferait de la même manière. Une semaine plus tard, un ou deux navires s’en iraient alors que le soleil se lèverait, puis d’autres suivraient jusqu’à ce que tous s’en aillent, échelonnant leur départ sur toute la journée.
Bientôt, un concert de cors venu des remparts prévint tout le monde de cette arrivée : les marchands, aubergistes et taverniers se frottèrent les mains et allèrent s’assurer que leurs stocks de boissons fortes étaient suffisants pour abreuver tous ces soiffards qui arrivaient, tandis que les officiers de la garde répartissaient leurs hommes et renforçaient la surveillance des points de passage de la ville. Les marins resteraient en ville une semaine en moyenne, et la garde serait sur le qui-vive pendant tout ce temps, prête à intervenir en cas de problème.

Au même moment, au sein du palais royal, trois hommes, vêtus d’une tenue noire ne laissant voir aucun signe distinctif, menaient une veille vigilante sur la chambre de leur roi. Raides comme des piquets, ils restaient parfaitement immobiles, semblant faire partie du décor, d’autant que les traits de leur visage étaient dissimulés par des cagoules. Mais rien n’était plus trompeur que cette attitude : les Enkars étaient des tueurs, l’élite des gardes du royaume. Ils étaient tellement bons dans leur rôle que leur réputation avait dépassé les frontières de Lul depuis de nombreux siècles déjà, et leur mode de recrutement était unique. Nul besoin d’être Lulien, encore moins noble, pour entrer dans ce corps d’élite. Un seul critère comptait : être un virtuose des armes.
Ce corps d’armes avait été créé sous le règne de Lommé, et en presque huit cent ans d’existence, il n’avait failli à sa mission de protéger le roi de Lul qu’une seule fois : en 63 après la création des royaumes, la Conspiration des Maudits était parvenue à tuer Lommé lui-même. Cette conspiration avait été menée par Arsanné, le propre frère de Lommé, et tous ses membres avaient été exterminés par les Enkars furieux d’avoir été pris en défaut. Seul Arsanné, du fait de son rang, avait été épargné, et enfermé jusqu’à sa mort dix ans plus tard. Le chef des Enkars de l’époque, Valmmé, vieux compagnon de Lommé, qu’il avait assisté depuis la Reconquête Seitranne, avait nommé son successeur et s’était suicidé, estimant ne pas pouvoir survivre à une telle défaillance.
Quand les cors des gardes retentirent, deux des trois Enkars enregistrèrent machinalement l’information. Le troisième, en revanche, y prêta une attention toute particulière. Cette fois-ci, il comptait bien en avoir le cœur net : son neveu avait-il survécu et était-il devenu pêcheur voire pirate ?. Remisant ses réflexions dans un obscur recoin de son esprit, il remit toute sa vigilance au service de son rôle, jusqu’à ce que son tour de garde se termine, vers midi.
Dès que lui et ses pairs eurent été relevés par trois autres Enkars, ils se dirigèrent sans un mot vers la garnison, dont une aile leur était réservée. Mais, tandis que les deux autres allèrent directement à leurs quartiers, le troisième prit résolument une autre direction, celle de l’Etat-major de l’armée de Lul. Il en franchit l’entrée sans que nul ne songe à l’arrêter, au contraire : les gardes de faction regardèrent ailleurs, en se dandinant nerveusement sur leurs pieds pendant qu’il passait silencieusement devant eux.
Il arpenta des couloirs au luxe ostentatoire, dont les sols étaient recouverts de lourds tapis exotiques finement ouvragés et les murs ornés de fresques épiques relatant les exploits de la Maison régnante de Lul. Il croisa des membres de l’Etat-major, pour la plupart nobles, et les ignora royalement. La réciproque n’était pas vraie : les conversations agitées se transformaient en murmures, voire cessaient tout à fait sur son passage. Enfin, il déboucha sur un énième couloir, dont l’une des portes était gardée par un Enkar. Il s’arrêta à environ trois mètres de la porte et prit la parole.
– Crivelon, Kentos demande audience à Erksool.
Le dénommé Crivelon tourna à peine la tête vers lui, puis frappa lentement à la porte qu’il gardait. Une voix s’éleva de derrière :
– Oui ?
– Seigneur Erksool, Kentos est là et demande une audience.
– Qu’il entre.
Crivelon libéra alors le passage, et Kentos ouvrit la porte des appartements du chef des Enkars, Erksool de Mensiad.
Les quartiers du chef des Enkars étaient dépouillés de tout faste inutile, mais assez représentatifs du guerrier qu’il était : sur trois des quatre murs de sa chambre, des dizaines d’armes étaient exposées, de la classique épée tyrlis à des armes dont même Kentos n’avait jamais entendu parler et dont il aurait été bien en peine de deviner l’utilisation, malgré son impressionnante science de la guerre, toutes plus propres et brillantes les unes que les autres, semblant n’attendre que l’occasion de servir, et Kentos ne douta pas une seconde que cet arsenal était en parfait état de fonctionnement, entretenu avec le plus grand soin. Sur le quatrième mur, en revanche, au-dessus du lit qui y était adossé, une longue étagère contenait des ouvrages et autres parchemins, dont des ouvrages incontournables de l’art de la stratégie guerrière, que Kentos reconnut immédiatement aux enluminures ornant leurs tranches. Bien que la grande majorité de ces ouvrages ne lui dise rien, il ne douta pas un instant qu’ils contenaient tout ce qui avait jamais été imaginé en matière de sciences de la guerre sur toute la planète.
– Et bien, Kentos, que t’arrive-t-il ?
Le chef des Enkars était âgé d’une cinquantaine d’années ; il avait des cheveux blonds coupés courts, qui commençaient à grisonner, et portait une moustache, dont chaque bout étaient tressé, à la mode de son pays d’origine, l’Ubikeirn. Ses traits évoquaient ceux d’un faucon, et son regard était très vif.
– Lors de l’invasion du nord du pays, il y a dix ans, le fief que mon frère Kardanos détenait au bord de la frontière avec le Stellas a été pris par les forces d’Isenn. Mon frère et sa femme ont disparu depuis ce jour. Ils avaient deux fils : l‘aîné était Karlmos, incarnation de tous les bas instincts de la race humaine, qui fut en son temps banni et déchu de tous ces droits pour des exactions diverses et répétées. Le cadet portait le nom de Minos et je pensais jusqu’à il y a peu qu’il était mort en même temps que ses parents. Mais voilà que depuis quelques temps, je sens sa présence. Je ne sais trop comment l’expliquer : c’est comme si un signal s’allumait dans ma tête, comme si une connexion s’établissait, et à chaque fois, je vois son jeune visage qui apparaît devant mes yeux.
Erksool fronça les sourcils, intrigué. Les Enkars étaient tous capables de ressentir la présence de personnes autour d’eux, même sans les voir, mais il était extrêmement rare qu’ils puissent y associer une personne en particulier.
– Et il t’arrive souvent de ressentir sa présence ? S’enquit Erksool.
– Seulement depuis deux mois, et seulement quand les pêcheurs rallient Balkna.
– Et les cors annonçant leur arrivée ont retenti ce matin. Que comptes-tu faire ?
– En tant qu’Enkar, je suis avant tout lié à la Maison régnante de Lul. Mais depuis les morts présumées de mon frère, de ma belle-sœur et de mon neveu, j’ai reçu en plus les droits et privilèges de Comte Ertos. Comme ce comté est entre les mains des armées d’Isenn depuis dix ans, cette suzeraineté n’est que théorique, mais si mon neveu est réellement en vie, c’est à lui qu’échoient ces droits. J’aimerai donc avoir ta permission de le ramener au palais.
– Je te l’accorde, Kentos. Selon toi, il se trouverait donc dans le Quartier Maritime ?
– Je le pense, oui.
– Bien. Dans ce cas, il est superflu que je demande à quiconque de t’accompagner. Cela ne devrait guère être dangereux.
– En effet, Erksool, ce serait du gaspillage. Quel que soit le nombre de ces pêcheurs, ou pirates, je n’aurai aucun mal à m’en débarrasser.
– Bien sûr. Après tout, tu es un Enkar, conclut Erksool en acquiesçant d’un signe de la tête.

Kentos se drapa dans une large cape verte foncée avant de franchir le poste de garde de la garnison. Il souhaitait ne pas attirer l’attention, pressé de remplir la mission qu’il s’était fixé. Tout en arpentant les ruelles crasseuses du Quartier Maritime, il ne put s’empêcher de ressentir de l’exaltation : Ô Lommé, le petit Minos avait survécu ! C’était incroyable autant qu’inespéré ! La Maison d’Ertos n’allait donc pas s’éteindre à sa mort, comme il l’avait longtemps cru !
Il ne croisa pas grand monde en chemin, ce qui était normal : à cette heure, en début de soirée, les marins avaient déjà massivement investis les auberges et les bouges. Ce n’était qu’à partir du milieu de la nuit qu’ils se répandraient dans la nuit en cherchant noise à tous ceux qui leur sembleraient plus saouls qu’eux, ou plus simplement moins nombreux.
Concentré sur la présence de son neveu, qu’il percevait plus que jamais, Kentos laissa ses pas l'en rapprocher. Il se retrouva devant une auberge qui déparait dans les alentours miteux : solidement bâtie, elle était en pierre et, ce qui paraissait incongru dans ce Quartier, elle était propre. Dès qu’il fut en vue, il jeta machinalement un coup d’œil à la pancarte indiquant le nom de l’établissement, et il ne put s’empêcher de trouver quelque peu incongru de venir chercher le véritable comte Ertos dans un endroit nommé La Pustule Purulente.
Même de dehors, Kentos sut qu’il y avait foule à l’intérieur. La solide porte close qui en barrait l’accès laissait filtrer un brouhaha sourd. Les deux mastodontes qui l’encadraient ne lui posèrent pas la moindre question, mais son accoutrement dut leur faire bon effet, car ils y tambourinèrent. Une minuscule fenêtre s’ouvrit et un œil inquisiteur regarda partout autour, pendant quelques secondes. Elle fut brutalement fermée, avant que Kentos n’entende pas moins de sept verrous être déclenchés, et que la porte s’ouvre.
Il en franchit le seuil et s’arrêta, s’imprégnant de l’atmosphère. Il était entouré par un chaos indescriptible. L’atmosphère était saturée de fumée, venant de ces drôles d’objets appelés pipes, que seuls les marins utilisaient, pour fumer une plante séchée appelée tabac. Il avait de plus l’impression de s’être invité à un concert de beuglements, dans lequel il entendait des bribes d’histoires plus fantaisistes les unes que les autres, de navires qui volaient, de passages s’ouvrant miraculeusement dans les mers, de magiciens invincibles, de captures de frégates par de simples navires de pêcheurs.
Il ne prêta pas grande attention à toutes ces affabulations et se concentra sur la présence de Minos. Il la décela rapidement, à l’étage. D’après ses perceptions, il était en compagnie de deux autres personnes. Il lui fallut plusieurs minutes pour se frayer un passage, jusqu'au grand escalier qu’il voyait à l’autre bout de la grande pièce.
Dans ce tumulte, il bouscula accidentellement un pêcheur aux muscles saillants, et qui lui rendait une bonne demi tête. Celui-ci se tourna aussitôt vers lui, les yeux brillants de la soif d’en découdre.
– T’as un problème, fiente d’orikani ? Parvint-il à articuler laborieusement, déjà bien enfoncé dans les vapeurs de l’alcool.
Un cercle se fit alors autour d’eux, comme par enchantement. Kentos se contenta de lui asséner un coup de coude sur le nez, tout en lui décochant un coup de poing magistral dans l’estomac avec son autre main. Il avait agi si rapidement que personne ne put suivre ses gestes des yeux. Tandis que le pêcheur ivre s’affalait par terre en geignant, un passage s’ouvrit dans la foule pour laisser passer l’Enkar.
Arrivé au pied de l’escalier, il avisa un homme bien plus grand que la moyenne, très musclé et au teint hâlé, assis au milieu de l’escalier. Il le regardait fixement. Déployant ses sens, Kentos apprit que deux autres hommes se trouvaient en haut de l’escalier, dissimulés dans l’ombre.
Lorsqu’il commença à monter les marches, le géant se leva et lui dit :
– Halte. Ce soir, l ’étage est réservé.
– Je dois parler à l’une des personnes qui se trouvent là-haut. C ‘est important.
– Mes instructions sont claires : personne ne passe.
– Soit, mais peut-être peux-tu au moins porter un message ?
– Non, désolé. Les personnes qui sont en haut ne veulent être dérangées sous aucun prétexte moins important que la fin du monde.
– Il faut pourtant que je vois Minos sur le champ.
– Minos ? Tu te trompes, il n’y a aucun nommé Minos là-haut.
Kentos hésita à passer en force. Non pas qu’il ne soit pas certain d’y réussir, mais il ne sentait pas d’agressivité particulière émanant de l’homme étrange qui lui faisait face : sa manière de parler, calme et sereine, jurait avec son physique très impressionnant. Il sentit en outre que l’homme ne faisait que son devoir, et obéirait aux ordres qu’il avait reçu, coûte que coûte. Kentos révisa à la hausse son opinion des marins : tous n’étaient pas que des imbéciles ivrognes et querelleurs. Celui avec qui il discutait portait une certaine noblesse de caractère en lui. Un homme d’honneur…et donc digne d’estime.
Kentos soupira. Il n’était pas venu jusque-là pour renoncer dans cet escalier. Il reprit la parole.
– Je te respecte en tant qu’homme de devoir, l’ami, mais sache que rien ni personne ne m’empêcheront de monter.
– C’est ce qu’on va voir, rétorqua l’armoire à glace en haussant le ton.
Alors qu’il se préparait à passer à l’action, Kentos sentit que les deux autres présences qu’il avait perçu en haut des escaliers s’approchaient, alarmées par le ton de leur acolyte. Il leur jeta ce qu’il voulut n’être qu’un simple coup d’œil, mais ne put détacher ses yeux du premier des deux hommes, d’un âge mûr, qui se dirigeait vers lui, l’air décidé et la main posée fermement sur la hache accrochée à sa ceinture.
– Il y a un problème, Kraeg ? dit-il d’un ton autoritaire.
– Parnos ? dit l’Enkar, hésitant.
Parnos sursauta, comme s’il avait été piqué par un insecte, et tenta de dévisager l’intrus dissimulé sous sa large capuche.
Kentos dévoila son visage, ou plutôt la cagoule qui le dissimulait, révélant par-là même son appartenance au corps des Enkars.
Parnos écarquilla les yeux, incrédule, et bafouilla à son tour :
– K…Kentos ?
– Bon sang, enchaîna Kentos d’un ton joyeux, alors j’avais raison : c’est bien la présence de Minos que j’ai décelé ! Et toi, vieux frère, tu es en vie également ! C’est un grand jour pour la Maison d’Ertos, conclut-il en serrant Parnos dans ses bras.
Abasourdi sur le coup, Parnos ne fut pourtant pas long à se reprendre. Il se dégagea et dit, sourcils froncés :
– Qu’est-ce que tu fiches ici, Kentos ?
– Comment peux-tu me poser une telle question ? Je viens chercher Minos, bien sûr. J’arrive à ressentir sa présence depuis quelques temps, et je suis venu ici m’assurer que mes sens ne me jouaient pas de tour. Où étiez-vous passés, bon sang ? Ça fait dix ans que je vous croyais morts !
Parnos s’échauffa à ces paroles :
– Tu te fous de moi ou quoi ? Qu’est-ce que tu crois qu’on a fait ? Kardanos et Nevella se sont sacrifiés pour que je puisse sauver Minos, et je l’ai emmené ici, à Balkna. Evidemment, personne ne m’a cru quand j’ai dit que le gosse était le comte Ertos, et quand j’ai demandé après toi, j’ai appris que tu étais parti en mission. Pendant trois mois, tu m’entends, trois mois ! Je suis allé voir les gardes tous les jours, espérant apprendre enfin ton retour, et à la fin ils en ont tellement marre de me voir qu’ils m’ont battu quasiment à mort pour être sûrs que je ne revienne pas les voir ! Alors après ça, môssieur l’Enkar, tu peux être certain que j’ai dit « merde » au royaume, et j’ai pris le petit sous mon aile. Et si ça t’intéresse tellement de savoir ce qu’on a fait depuis dix ans, et bien apprend que nous avons été voleurs et que désormais nous sommes pirates ! Pas mal, hein, pour le titulaire d’un comté du royaume et son serviteur ?
– Je…je ne sais pas quoi dire, vieux frère. Je suis vraiment désolé. Mais tout ça est terminé, désormais : vous allez venir avec moi et Minos va récupérer ses titres et privilèges. Une nouvelle vie commence pour vous deux !
– N’en sois pas si sûr, Kentos, dit Parnos, énigmatique.
– Comment ça ?
– Tu verras bien. Viens avec moi, je te conduis à ton neveu. Carolas, Kraeg, vous n’avez rien entendu de cette conversation.
– Très bien.
– Comme tu voudras.
Il monta les marches de l’escalier, Kentos sur les talons, et frappa à la porte.
– Wintrop, c’est Parn. Il faut que je te parle, c’est de la plus extrême importance.
– Entre.
– Kentos, attends moi là, je n’en ai pas pour longtemps. Et tu ne touches pas aux types qui vont sortir !
Après avoir opiné du chef, Kentos attendit, stoïque. La porte s’ouvrit et deux hommes sortirent de la pièce, visiblement mécontents. Kentos crut qu’il allait s’étrangler de surprise : ces deux hommes, dont il avait entendu maintes fois la description, n’étaient autres que Plaevoo le Requin et Jagtroll le Fort. Il comprenait maintenant l’avertissement que lui avait donné Parnos. En tant que serviteur du royaume, la tentation fut forte de mettre la main sur ces deux criminels, mais il s’abstint : il n’était pas venu pour eux.
Parnos sortit à son tour et dit :
– Il t’attend.

En entrant, Kentos jeta machinalement un coup d’œil à la pièce : spacieuse, elle n’avait pour mobilier qu’une grande table en bois d’ébène. Devant cette table se tenait son neveu, qui le regardait l’air furieux.
Kentos le regarda longuement sans dire un mot. Aucun doute, il était bien le fils de son père : il en avait le même visage, ainsi que la même couleur de cheveux, d’un noir bleuté. En revanche, il n’avait pas hérité de sa corpulence massive ni de ses yeux bleus : il était mince et paraissait musclé, et ses yeux noisettes lui venaient de sa mère.
Il était vêtu en guerrier, avec une tenue de cuir brun, et deux épées pendaient de part et d’autre de son corps, dans des ceinturons de cuir rouge. L’une des épées était droite et l’autre courbe.
C’est finalement Minos qui rompit le silence :
– Qu’est-ce que tu me veux, Enkar ?
Kentos ne se laissa pas démonter par la froideur de l’accueil, après celui de Parnos.
– Je suis venu te chercher, afin que tu me suives au palais du roi. Là, tu pourras te faire reconnaître, faire valoir tes droits et privilèges et mener une vie plus en accord avec celle que t’a accordé ta naissance.
– Tu arrives trop tard, Enkar. Ma vie, je l’ai choisie tout seul et je la mène comme je l ‘entends.
– Tu es l’héritier d’un titre comtal, il y a des responsabilités auxquelles tu ne peux échapper.
Minos explosa :
– Responsabilités ! Espèce d’imbécile, pauvre merdeux, larbin de palais à deux sous et demi ! Les responsabilités dont tu me parles, on me les a déniées il y a dix ans, quand je suis arrivé dans cette maudite ville dans les bras de Parnos !
– Je sais, Parnos vient de me l’expliquer. Comme je le lui ai dit, je suis désolé d’arriver si tard, mais tout va s’arranger pour toi, désormais. Devant le…
– Ferme-là et ouvre grandes tes oreilles, trouffion royal : la vie que je mène aujourd’hui ne te plaît peut-être pas, mais je l’ai gagnée, méritée, par mes seuls talents. C’est une chose que tu ne pourras jamais comprendre : je me suis fait tout seul et j’en suis fier !
– Je ne vois aucune fierté à être pirate.
– Je ne suis pas un simple pirate, crétin ! Je suis l’un des trois rois de la mer, avec mes amis, compagnons et parfois adversaires Plaevoo le Requin et Jagtroll le Fort ! Je suis Wintrop le Rusé !
Kentos en resta sidéré. Wintrop le Rusé était Minos ! Comment n’y avait-il pas pensé en voyant les deux autres chefs sortir ? Il se rendit compte qu’il avait interrompu une conférence entre les trois chefs pirates les plus redoutés des mers du sud, et l’un des trois était son propre neveu, l’héritier légitime de la Maison d’Ertos ! Minos était un ennemi du roi ! Il devait mettre un terme à cette situation honteuse sur le champ.
– Il suffit, Minos. Tes désirs passent après tes devoirs et il est plus que temps pour toi d’aller de l’avant. Laisse-moi finir, fit-il impérieusement en voyant que son neveu s’apprêtait à répliquer. Puisque je vois qu’il faut arriver là, je te signale que tu fais toujours partie de la Maison d’Ertos, or j’en suis le suzerain. A ce titre, je t’ordonne de me suivre. Est-ce clair ?
Minos le fixa durement pendant quelques longues secondes, puis lui répondit calmement et froidement :
– Tu joues avec les mots, Enkar. Mais tu reconnais que je suis le suzerain légitime du comté d’Ertos. Je n’ai donc pas à recevoir d’ordres d’un usurpateur. S’il te reste une once d’honneur, tu ne peux que t’incliner, tourner les talons et retourner au palais…sans moi. Je n’ai pas eu besoin de toi pendant toutes ces années et ce n’est pas maintenant que les choses vont changer. Mais si cela ne te convient pas, ajouta-t-il en sortant ses deux épées de leur fourreau, tu peux toujours essayer de me convertir à ta version des choses par la force.
– Ce serait folie de ta part de prétendre me tenir tête une arme à la main. Mais si tu insistes, voyons si tu en es capable, Minos Kardanos Ertos.
– Quand tu veux, Kentos Vildetos Ertos.
Kentos sortit lentement de sous son manteau une longue dague effilée, à la garde en S. Allongeant le bras devant lui à l’horizontale, la pointe de son arme dirigée vers le sol, il hocha la tête. Si Minos reconnut le salut de la Maison d’Ertos, il n’en laissa rien paraître, se contentant de fixer son oncle d’un œil mauvais. Il ne lui rendit pas son salut. Kentos prit une pose détendue, voire nonchalante, qui indiqua à Minos qu’il ne voulait pas attaquer le premier.
Ce dernier se rua alors, jouant de ses deux épées en même temps : il tenta d’embrocher son adversaire avec l’épée que tenait sa main gauche, tandis que de la droite il balaya l’air horizontalement d’un coup rapide et puissant porté en direction du cou de son oncle. Celui-ci ne recula pas d’un pouce, écartant la lame dirigée vers son ventre à l’aide de sa dague et se contentant d’opposer son avant-bras à l’autre lame. Le bruit métallique que Minos entendit lors du contact lui indiqua que l’avant-bras de l’Enkar était protégé par une fine armure cachée sous son manteau, sans doute une cotte de mailles de venue des forges de l’Uvnas.
Repartant à l’assaut, il lança son pied droit vers le genou gauche de Kentos, mais celui-ci avait anticipé le mouvement : il écarta la jambe de Minos à l’aide de son pied, et lui décocha dans la foulée un puissant et sévère coup de pied dans l’estomac. Minos partit violemment à la renverse en direction de la large table. Donnant une impulsion avec ses pieds, il fit une roulade arrière sur la table et se retrouva debout dessus, prêt à frapper. Il ne vit personne devant lui et n’eut pas le temps de réagir quand Kentos, qui avait lui aussi roulé jusque sous le rebord de la table, surgit brusquement du bas et planta sa longue dague dans le pied de Minos : elle traversa non seulement le pied mais également les vingt centimètres de bois sur lesquels il était en appui.
Grognant de douleur, Minos faucha l’air devant lui avec ses épées mais Kentos était déjà parti en roulade arrière, loin de la lame mortelle de son adversaire. Il se releva tranquillement et déclara à son neveu :
– Ce combat est terminé et tu l’as perdu. Insister plus longtemps serait ridicule de ta part.
L’ignorant, Minos voulut enlever la dague de son pied mais elle refusa de bouger, comme si elle était coincée. Examinant rapidement l’arme, il comprit : c’était une uzaï, une dague drotite, arme ô combien mortelle ! D’une pression sur le bout du manche, on faisait jaillir trois petites lames qui s’ouvraient en triangle vers le manche, empêchant ainsi la lame de ressortir. Les Drotites utilisaient ces trois lames après avoir réussi à embrocher un ennemi, qui ne pouvait alors retirer la dague qu’en se déchirant mortellement la chair.
– Tu es trop sûr de toi, Kentos, et cela pourrait bien te jouer des tours, dit Minos en appuyant sur le bout du manche de la dague, tout en le tournant de quarante-cinq degrés : les trois lames réintégrèrent alors leur compartiment dans un claquement sec et Minos arracha l’arme de son pied prisonnier, faisant jaillir du sang. Examinant la dague, il dit :
– JyaSang Pow m’a parlé des Enkars qui sont passés sur le territoire drotite pendant l’Interrègne. Il aurait dû me paraître évident que vous ramèneriez des souvenirs de votre périple au bout du monde.
– Tu…tu connais les Drotites ? Comment est-ce possible ?
– Tu n’es pas le seul à avoir bourlingué, Kentos. N’oublie pas que je suis l’un des rois de la mer. On continue ? demanda-t-il en arborant un sourire sauvage.
– Je t’attends, répondit Kentos calmement en sortant deux nouvelles uzaïs de son manteau.
Minos sauta souplement de la table et fit à nouveau face à Kentos, ses deux épées croisées devant lui. Du sang s’écoulait lentement de son pied, et la douleur était très forte, mais il en fit abstraction. Kentos était sur ses gardes, sentant sans se l’expliquer une grande confiance en soi chez son neveu. Etait-il possible que le gamin soit dangereux pour un Enkar ? Bien que cette idée lui parut totalement incongrue, il resta le plus vigilant possible : jamais un Enkar ne perdait de combat à cause d’un excès de confiance.
Minos savait qu’il n’avait aucune chance de l’emporter face à Kentos : aussi bon soit-il, il avait affaire à l’élite de l’élite, ce qui n’était pas peu dire. Il était déjà beau qu’il ait pu résister jusque-là sans être trop amoché.
Mais il ne voulait pas s’avouer vaincu : il avait bien l’intention de montrer à Kentos que personne ne pouvait le faire reculer ni l’intimider, pas même un Enkar. Il décida de passer aux grands moyens, ceux qu’il avait appris de Balalian. Connaissant l’aversion de la Maison d’Ertos pour la magie, il espérait surprendre son oncle en en faisant usage.
Il se concentra intensément, recherchant au fond de lui cette indescriptible chose que Balalian nommait l’étincelle. Il la trouva et la sentit grandir en lui quand il entra en connexion avec elle. Grâce aux leçons de Balalian, il était capable de transformer cette étincelle, notamment en énergie dévastatrice. L’inconvénient de ce genre d’attaque était qu’elle drainait dangereusement les forces du corps, mais Minos voulait absolument gagner, quel qu’en soit le prix.
Quand il sentit que l’énergie qui grondait en lui n’allait pas tarder à exploser, il la fit passer dans ses bras et l’expulsa violemment, tout en fendant l’air de ses deux épées. L’énergie engendrée se transforma alors en une onde tranchante et invisible qui allait tout déchirer sur son passage, sur trois mètres environ. Or Kentos était à cette portée : il n’avait aucune chance !
Mais Kentos n’était pas un Enkar pour rien, et bien qu’il éprouva une aversion innée pour la magie, son apprentissage d’Enkar l’avait obligé à en apprendre certaines facettes. C’est ainsi qu’il détecta que Minos faisait appel à des forces magiques, et qu’il réussit à réagir promptement quand il sentit l’énergie dévastatrice déferler sur lui.
Il croisa ses avant-bras devant lui pour se protéger son visage, et projeta sa force vitale autour de lui pour s’en faire un bouclier. Cela ne suffit pas. L’onde de choc lui lacéra les bras malgré son armure et il s’écrasa violemment contre le mur de bois et de torchis, dans lequel il s’enfonça d’une bonne cinquantaine de centimètres, avant de s’écrouler lourdement à terre en grognant.
Minos ne resta pas les bras croisés pendant ce court laps de temps : il se précipita sur son oncle, la respiration haletante et des points noirs dansants devant ses yeux, ses épées prêtes à frapper. Mais Kentos récupérait déjà, et tandis qu’il commençait à se relever, un genou à terre, son esprit avait déjà retrouvé sa vivacité habituelle.
Utilisant une technique similaire à celle de Minos, il concentra sa force vitale dans ses mains, et la fit jaillir en ondes tranchantes qui coupèrent net les épées qui allaient le mettre en pièces. Poussé par son irrésistible désir de gagner, Minos riposta aussitôt, lèvres serrées et regard enflammé, en dirigeant vivement les restes de ses lames vers les tempes de Kentos. Anticipant à nouveau, celui-ci plaça le dos de ses mains de chaque côté de ses tempes : du sang jaillit quand elles furent transpercées, mais il restait encore suffisamment de forces à Kentos pour résister à la pression de Minos, qui tentait vainement de pousser ses lames vers le crâne de son adversaire.
Kentos fit passer toute sa force dans sa jambe dont le genou était à terre et, se redressant brusquement, il lança l’autre jambe au visage de Minos, qui ne put esquiver le coup et partit en arrière, sans lâcher ses armes mais libérant du même coup les mains de Kentos. Celui-ci pivota dans la foulée et détendit brusquement la jambe vers le ventre de Minos, qui ne put se protéger et alla s’écrouler à son tour contre un mur, le souffle coupé. Il n’avait plus la force de se relever.
Kentos s’approcha lentement, jusqu’à dominer son neveu de toute sa hauteur.
– Qu’est-ce que tu croyais, Minos ? Tu n’espérais quand même pas sérieusement pouvoir me vaincre ?
– Bien sûr que si ! Quel intérêt de se battre si on part vaincu d’avance ?
– En tout cas, et même si tu t’en fiches éperdument, sache que tu t’es bien battu : aucun adversaire n’avait été capable de me donner autant de fil à retordre depuis des années, et encore moins à m’infliger de telles blessures. Tu es devenu un homme plein de ressources.
Tout en écoutant son oncle, Minos continuait à bouillir de colère. Kentos discutait tranquillement, comme s’ils prenaient le thé à la Cour, et paraissait aussi fringant que s’il venait de faire la sieste. Et pendant ce temps-là, lui, Minos, était étendu à terre, des douleurs atroces lui parcouraient tout le corps et il était incapable de faire le moindre geste ! Maudit Enkar !
– J’espère que tu es revenu à la raison, maintenant, et que tu vas me suivre à la Cour ?
– Je te l’ai dit et je te répète, répondit hargneusement Minos, je refuse ! Personne ne m’obligera à faire quoi que ce soit contre mon gré ! Ni aujourd’hui, ni jamais ! Je ne me soumettrais pas, Kentos ! Tue-moi si tu veux et récolte la gloire d’avoir tué Wintrop le Rusé, mais je ne deviendrais pas un larbin de l’incompétent qui te sert de roi !
Kentos resta silencieux un long moment, puis reprit la parole.
– Le roi n’est qu’un symbole, Minos, surtout celui-là. Je ne peux même pas te donner tort quand tu parles de l’incompétence de Darssé, mais elle est tempérée autant que faire se puisse par ses conseillers. Assumer ton titre peut te permettre de devenir un de ces conseillers, et d’aider ton souverain à prendre les bonnes décisions en ce qui concerne la marche du royaume.
– Tu me fais rire avec ta marche du royaume ! La marche du royaume le conduit droit dans le mur, j’espère au moins que tu t’en rends compte ! Lul a-t-il vraiment une chance de survivre à la guerre ?
– En continuant comme cela, non.
– Et bien retourne crever avec ton royaume, Enkar !
Après une éternité, Kentos tourna les talons et s’en fut. Il croisa Parnos sans un mot, qui se précipita au secours de son jeune maître, et se dirigea droit vers le palais. Il ne pouvait s’empêcher d’avoir été impressionné par la forte personnalité de Minos, et ressentit même envers lui quelque chose qui ressemblait à de l’admiration. Ce chiot avait un sacré culot !
Il se remémora soudain ce jour lointain où le comte Vilas avait amené dans le fief d’Ertos sa fille Nevella, fermement décidée à épouser Kardanos, son frère aîné et héritier du comté. Leur mère, Dame Velinia, avait déclaré aux comtes Vildetos et Vilas que leurs petits-enfants risquaient d’avoir la tête dure : elle ne s’était pas trompée !

retour en haut de page

chapitre précédent

chapitre suivant

accueil